L’humour, agent insidieux du message politique dans les billets de Robert Escarpit

« Une conduite vous parait familière, découvrez-la insolite, écrivait Bertold Brecht dans ses Ecrits sur le théâtre(1). Sous le quotidien, décelez l’inexplicable. Derrière la règle consacrée, discernez l’absurde. Défiez-vous du moindre geste, fut-il simple en apparence. N’acceptez pas comme telle la coutume reçue, cherchez-en la nécessité. Nous vous en prions instamment, ne dites pas : « C’est naturel » devant les événements de chaque jour. »

Ne pas trouver « naturel » le fil ininterrompu des nouvelles, c’est, effectivement, le long et dur labeur qui attend Robert Escarpit, chaque matin, à sa table de travail. On imagine le professeur, devançant le lever du soleil, dressant son oreille pour capter le son incertain de la radio, vecteur des hoquets convulsifs du monde, puis s’installant sur sa chaise, entre pipe et café noir, les deux fumant en volutes parallèles. Le maître écrit, relit, sourit du bon mot que l’actualité lui a soufflé par-dessus son épaule, empoigne son téléphone et dicte à sa fidèle secrétaire parisienne ce que sera l’humeur du jour du quotidien du soir qu’on lit en début d’après-midi, dans la capitale.

L’affaire durera trente ans, de 1949 à 1979, s’étendra sur dix mille de ces petites cartes postales et, au fil des années, le téléphone en Bakélite noire des fifties fera place à un engin d’ergonomie plus plastique, d’une teinte grise plus douce, parce que les temps changent comme change, dans la cour de l’Elysée, la danse des voitures officielles de la République (DS 19 Citroën noires sous de Gaulle, SM sous Pompidou, CX sous Giscard…)

Lorsque Robert Escarpit est à sa table de travail, plusieurs défis l’attendent. Que choisir dans l’espace foisonnant de l’actualité de la veille et de la nuit ? Le fait, divers et banal, qu’un petit décalage dans l’ordonnancement du sens rendra irrésistible ? Le fait majeur qui mérite d’être corrigé comme on corrige un enfant en le surprenant faisant un sort au dernier choux à la crème ? Le fait social ? Le fait politique ? Ou le fait loufoque, doté lui-même d’une araignée au plafond, et qu’il suffit de raconter tel quel pour qu’apparaisse dans toute sa crudité humaine l’absurdité de la vie ? Et quelle arme adopter pour mener ce combat ? L’imprécation ? La colère ? Le ton magistral qui fait taire par avance tout commentaire, toute contestation ?

Au fil des ans, Robert Escarpit, en professeur de littérature comparée qui sait de quoi il parle, fera, de ce gourmand choix quotidien des armes à sa disposition, une sorte de viennoiserie intellectuelle bienvenue quand, autour de lui, tout le monde dort. Mais on ne pouvait pas attendre de l’éternel compagnon intellectuel de Lord Byron qu’il ne choisisse pas pour registre de prédilection autre chose que l’humour. Après tout, le romantique Byron(2), qui illuminait de ses audaces le crépuscule du XVIIIe et l’aube du XIXe siècle, ne s’était-il pas lui-même encanaillé à produire, enivré par un séjour à Venise, un mémorable Beppo(3) où la belle Laura, déclarée veuve, fait étalage de sa beauté provocatrice dans l’ambiance surchauffée du carnaval et de ses masques ?

Méprises, mises -tordues- en abyme, mastication frénétique du sens et des mots comme Marivaux faisait un jeu d’une histoire d’amour et de hasard(4), voici donc les armes que le bretteur Escarpit aiguise de son mieux. L’humour, Robert Escarpit en fait d’ailleurs l’ordinaire quotidien de sa vie, sinon aurait-il eu l’idée de planter, au milieu de nulle part (dans un sous-sol de la fac de Lettres du cours Pasteur à Bordeaux, puis dans un préfabriqué installé au milieu d’un ancien pré à vaches, sur le campus de Talence, qui allait être mangé, une vingtaine d’années plus tard, par une rocade saturée d’hydro-carbures), une prétendue « école de journalisme », dispensatrice d’une science impossible, et réservée jusque-là aux enfants des élites de la capitale, censés se reproduire, selon la théorie bourdieusienne(5), et maintenant que le métier était à la mode, dans les médias ? Aurait-il accepté le mandat de Président d’un établissement public nommé Université de Bordeaux III ? Aurait-il décidé de professer la « communication », dont un des prêtres de l’époque, Marshall McLuhan, théoricien fécond mais amendé depuis, prétendait -lui aussi, quel humour !- qu’entre émetteur et émission, message et support, vérités et vecteurs, on ne glisserait pas l’épaisseur d’une feuille de papier à cigarette(6) ?

De ses mésaventures de « mandarin », comme on disait à l’époque -un terme popularisé, comme on sait, par Simone de Beauvoir(7) et détourné de son sens initial par la suite-, Escarpit savait rire, et rire jaune, pour le plus grand plaisir de son lecteur. Nous sommes en 1966, Mai 68 n’interviendra que deux ans plus tard, comme aurait pu dire Monsieur de la Palice, mais il est faux de prétendre que la contestation n’est pas déjà dans la rue : il suffit de se remémorer, par exemple, les bacchanales organisées par l’extrême-droite autour du théâtre de l’Odéon qui a l’audace de programmer Les Paravents(8) de Jean Genet. L’Education nationale, toujours prompt à montrer au peuple la voie de l’insurrection, se met, cette année-là, en grève. Homme de gauche, ne détestant pas, à l’occasion, jouer avec les allumettes, le billettiste du Monde suit le mouvement. La suite est dans le journal(9).

« Voilà : il faut que je retourne au ministre de l’Education nationale un imprimé indiquant si j’ai fait grève le mois dernier. Si je dis que j’ai fait grève, il opèrera une retenue correspondante sur mon traitement du mois prochain. Si je ne réponds pas, il retiendra mon traitement tout entier jusqu’à ce que je réponde.  

J’avais écrit dans Le Monde que je n’étais pas gréviste, mais un article dans un journal n’est pas une déclaration administrativement valable. Me voilà donc en mesure de me refaire une virginité syndicale. Il me suffit de répondre, par la voie hiérarchique maintenant, que j’étais gréviste. Il m’en coûtera à peu près ce que m’a rapporté mon article et, ô merveilleuse sagesse des harmonies naturelles, le montant de la peine, comme celui de la pige, se trouvent être égaux, l’un et l’autre, à ma cotisation syndicale de l’année. »

Il faut dire que, voyageant volontiers en pays d’absurdie, Robert Escarpit s’est toujours mis lui-même en position inconfortable : universitaire par l’exercice diurne du métier de maître, journaliste en nocturne, publiant chez les uns et les autres, il ne devait jamais respecter la fameuse frontière symbolique entre l’homme de bien et le saltimbanque, l’homme sérieux, lesté de références avouables, et l’homme léger, l’Auguste, aux bien suspectes fréquentations (Le Monde, bien sûr, mais aussi, et en vrac, les éditions J’ai Lu, les éditions Seghers, des romans chez Flammarion, des carnets chez Messidor, des contes chez Nathan, et même des « que sais-je » chez… Que sais-je ?) Passant de l’un à l’autre, franchissant sans arrêt le Rubicond, le professeur Escarpit fait paraître un Ministricule(10) présenté comme un « roman picaresque », produit au même moment un essai nommé L’écrit et la communication, et repart à l’assaut de la Une du Monde pour rendre compte de l’affaire, pour le coup aussi picaresque que pittoresque, des « micros cachés » du Canard Enchaîné, chronique pompidolienne désastreuse(11) qui, elle aussi, abolit les frontières entre le bon sens et l’absurde, en mélangeant espionnage politique et entreprises de BTP à la petite semaine.

« Des micros cachés au Canard Enchaîné, le plus surprenant serait qu’il n’y en eût pas depuis longtemps. Dans un régime où les ministres et les hauts fonctionnaires apprennent souvent les décisions du pouvoir par la presse, la plus élémentaire précaution consiste à puiser l’information à la source.

Il est vrai que le Canard prête aussi parfois aux riches et va au-devant de la pensée de ses victimes. Dans cette perspective, on peut se demander si, en l’occurrence, nos gouvernants, à court d’idées, ne cherchent pas à savoir, avant que le public en ait connaissance, ce qu’ils auraient dû faire s’ils avaient été aussi malins que le Canard. »(12)

Cette frontière floue entre les mot, les sens, entre les statuts et les apparences de soi qu’on donne à voir aux autres, Robert Escarpit la dessine d’autant plus volontiers qu’elle est, a priori, invisible. Et c’est cette invisibilité-même qui lui permet de coudre son billet d’humeur avec un fil qui, pour une fois, n’est pas cousu de fil blanc, de façon à tisser un texte dont on ne voit jamais les coutures. Il applique son art à toutes les rubriques journalistique nobles, telles qu’Hubert Beuve-Méry(13) en avait dressé la liste par ordre d’importance, plaçant au sommet des préoccupations d’un journal de référence la politique étrangère, puis la politique intérieure, puis les pages d’analyse et de débat, puis enfin le tout-venant avec, tout en bas, le sport. S’agissant du travail « escarpitien » appliqué à la première rubrique, on citera volontiers le développement d’Alain Vaillant(14) : « Dans tous les cas, le rire naît chez l’homme face à l’irruption d’une menace potentielle qu’il décide de ne pas redouter, comme si un écran invisible l’en séparait. S’instituant spectateur du monde, il prend conscience de sa liberté, même précaire, au sein de la nature et de la société. »

Cet accès défensif d’humour face aux pièges terrifiants de la géopolitique, Robert Escarpit y aura bien volontiers recours, surtout quand le ciel est obscurci par la polka des neutrons orchestrée par des savants fous au service de militaires aux ordres.

« Pour éviter le retour des accidents dont viennent d’être victimes certains pêcheurs japonais, les autorités américaines ont, paraît-il, décidé de tripler le rayon de la zone interdite pendant leurs expériences thermonucléaires. C’est une solution, mais on ne saurait la considérer comme définitive. La zone interdite a maintenant quinze cents kilomètres de diamètre. De rapides calculs montrent que si les Américains répètent l’opération quatre fois encore, toute la surface de la terre s’en trouvera interdite. Au train où vont les progrès en matière atomique, cela ne saurait tarder beaucoup. »(15)

Nous voici donc nous aussi interdits, au sens second du terme. Car le progrès scientifique est chose merveilleuse -et donne toute sa vigueur à la compétition Est/Ouest à l’époque du Rideau de fer- ; il subjugue le chroniqueur autant qu’il lui donne matière à nourrir ses saynètes. Car si le premier progrès est de rendre le citoyen dépendant du progrès -ce qu’on appellera, après David Riesman et Jean Baudrillard(16), « la société de consommation »-, l’absurdité qui se dégage de ces nouvelles manières d’instrumentaliser le monde fournit au billettiste l’occasion de saisir l’Homme comme il va, dans sa légère déraison domestique. Il suffit donc au journaliste de trouver, dans le vacarme incessant des nouvelles, le fait vrai, celui qui parle pour tous les autres -et tellement mieux que les autres-, et de le rapporter à l’identique.

C’est, à la même époque, également le propos d’une nouvelle génération de créateurs (Ionesco, par exemple) dont on dira, en exagérant un peu (c’est une des ruses familières du billettiste d’humeur) que, tels M. Jourdain, ils font de l’Escarpit sans le savoir. Et c’est, comme par hasard, au Bordelais Jacques Lemarchand, écrivain, compagnon de Raymond Guérin(17), critique dramatique, directeur de collection chez Gallimard et… Gascon d’appartenance, que l’on doit l’expression « théâtre de l’absurde »(18) qui s’applique si parfaitement à cette génération d’auteurs nés des entrailles de la deuxième guerre mondiale, ces Audiberti, Adamov, Beckett… Très « escarpitien », par exemple, ce moment de Fin de partie(19) où l’homme à l’abandon est cerné par des « Choses », selon le mot de Perec(20), totalement dévoratrices.

« Fini, c’est fini, ça va finir, ça va peut-être finir. Les grains s’ajoutent aux grains, un à un et un jour, soudain, c’est un tas… Je m’en vais dans ma cuisine, trois mètres sur trois mètres sur trois mètres… Ce sont de jolies dimensions, je m’appuierai à la table, je regarderai le mur, en attendant qu’il me siffle ».

Cette accumulation de choses informatives qui modifient l’âme et emplissent le corps, Robert Escarpit la traque avec furie, avec perspicacité et avec talent. Ces « avoirs » qui s’accumulent dans « nos armoires », selon le mot d’Alain Souchon(21), s’appellent Coca Cola, par exemple, ce mythe qui a, curieusement, échappé à Barthes(22). « Du temps où l’on croyait encore à la disparition progressive de la race rouge américaine, une légende tenace voulait que les conquérants hispaniques ou anglo-saxons en fussent venus à bout grâce à l’alcoolisme… {Mais} le « bon sauvage » buveur d’eau n’était -heureusement pour lui- qu’un mythe. Ce qui ne l’est pas, par contre, c’est l’offensive actuelle des soft drinks, des boissons non alcoolisées américaines. Le dernier des Mohicans a échappé au mauvais tafia du pionnier de l’Ouest. Echapperons-nous aux limonades du petit fils de ce cow-boy ? Ce sera plus difficile ».(23)

Ces « Choses » s’appellent aussi Veau gras. « Quand les Hébreux sentaient peser trop lourd sur leurs épaules le poids du mal, ils chargeaient un bouc de leurs péchés et l’envoyaient dans le désert. Une affaire récente jette une lumière nouvelle sur cette énigme. Vingt-trois commissionnaires des Halles, qui avaient été condamnés, en décembre 1948, pour avoir provoqué une hausse du prix de la viande de bœuf, viennent d’être acquittés en appel, la cour ayant reconnu que la hausse était due à d’autres facteurs qu’à leur influence.

Voilà donc le vrai destin du bouc émissaire. Ayant reçu du grand prêtre l’imposition des mains, il sortait coupable pour la porte d’Orient puis, ayant fait lentement le tour du temple, rentrait purifié par la porte d’Occident, prêt à servir à nouveau à la prochaine occasion. »(24)

Et ces Choses « conso-comestibles », si on ose dire, l’auteur se charge encore d’en pénétrer le mystère, en convoquant, dans une sorte de micro texte-somme (pardon pour cet étrange oxymore) quelques-uns des auteurs qui auront eu sur lui une certaine influence. « Il paraît que dans un livre, remarquable et remarqué, M. Roland Barthes inclut le bifteck-frites parmi les mythes français. Peut-être a-t-il raison, mais alors je le renvoie à Charles Du Bos(25) qui, à propos de Byron, affirme l’existence de mythes vrais. Si le bifteck-frites est un mythe, c’est un mythe vrai. Je ne dis pas cela pour gêner M. Gaillard(26) dans sa campagne antibœuf et proporc. Ma confiance dans le talent et l’esprit créateurs de nos ménagères est complète. La conversion du bovidé au suidé ne les prendra pas au dépourvu. Nous en serons quittes pour inventer un nouveau mythe, et quand il sera dans mon assiette, je le souhaite aussi vrai que possible. »(27)

Dieu merci, le « meilleur des mondes » du professeur Escarpit, si voisin de celui d’Aldous Huxley(28) que notre fervent angliciste fréquentait -et sur lequel il dissertait-, n’a pas besoin de lui pour jouer avec l’absurde. C’est juste que l’auteur, dans un feu d’artifice d’exercices de style, sait (re)donner du sens à ce qui l’a perdu. Et ce sens du comique, qu’il soit de situation, de langage, de gestes ou de répétition, le billettiste le repère et, le traversant de la plume à la manière dont l’entomologiste manie l’épingle et l’insecte, le fiche dans son herbier personnel qui se trouve être la Une d’un quotidien paraissant vers midi dans les kiosques d’Ile-de-France.

Bergson consacrera un essai à sa propre tentative de pénétrer dans l’atelier de confection de l’humoriste. Il en tirera quelques conclusions que nous oserons appliquer, dans ce texte, au billettiste du Monde. « Imaginons une certaine inélasticité native des sens et de l’intelligence, qui fasse que l’on continue de voir ce qui n’est plus, d’entendre ce qui ne résonne plus, de dire ce qui ne convient plus, enfin, de s’adapter à une situation passée et imaginaire quand on devrait se modeler sur la réalité présente. Le comique s’installera cette fois dans la personne-même, matière et forme, cause et occasion. » (29)

« Le responsable politique de premier plan, voilà le mets de roi de l’éditorialiste », semble lui répondre l’universitaire et journaliste Escarpit. Et de le prouver dans l’instant, et de manière cinglante.

« Le dernier sondage d’opinion confirme que, lorsque la popularité de M. Chaban-Delmas augmente ou diminue, celle de M. Giscard d’Estaing diminue ou augmente du même nombre de points. Remarquable application à la politique du principe des vases communicants. Les moulins de la majorité sont ainsi faits que lorsqu’on apporte de l’eau à l’un d’eux, on en retire à l’autre. Tout le système fonctionne avec une quantité constante de liquide. Mais, alors, gare à l’évaporation ».(30)

Le fait politique, décidément, laisse sceptique. Il n’éclaire pas la conscience, et guère plus l’avenir. Peut-être est-ce pour cela qu’on l’assimile souvent à un théâtre d’ombres. Professant la méfiance, l’éditorialiste-enseignant, qui se laissera gagner plus tard par l’ivresse de l’élection -et s’en mordra peut-être partiellement le bout des doigts- en dit ce qu’il en pense dans un texte dont le propos aurait pu faire une préface perspicace à un spectacle de l’humoriste Raymond Devos : « Le moui et le bof ».

« Que tout le monde soit content des résultats du référendum(31)est à la fois naturel et traditionnel. Mais enfin, il faut bien se rendre à l’évidence, ce sont les partisans du « ni oui ni non » qui l’emportent. Peut-être le « oui » et le « non » sont-ils des réponses trop tranchées, trop brutales pour exprimer les nuances de l’adhésion ou du refus ?.. Les auteurs de bandes-dessinées, qui sont au fait de bien des choses, ont doté leurs personnages de formes d’assentiment ou de négation qui ménagent la place d’un inévitable scepticisme. Lors du prochain référendum, il faudra s’inspirer d’eux et faire voter les Français soit pour le « moui » soit pour le « bof »(32). On remarque au passage que les instituts de sondages ont, eux, opté pour pire encore, en proposant de cocher une case « Ne sais pas » dans leurs questionnaires, alors que l’objet de leur enquête est, justement, de nous dire -et dans quelle proportion- tout, tout, tout et le reste sur le plus tranché de nos avis.

La somme des dix mille billets « escarpitiens » du Monde aura donc été un long et passionnant voyage au pays de la folie douce où habitent les hommes. Il s’agissait alors de jeter, dans une page de journal, et dans une case invariablement réservée à cet effet, cette bribe de vérité, ou de contre-vérité, qu’on appelle par facilité une « information ». Robert Escarpit, en levant chaque jour le lièvre de la plaisanterie sous chaque décision des grands et des petits potentats de la planète, aura fait plus que rétablir l’ordre. Il aura donné in fine le dernier mot au bon-sens. Et, ce faisant, il nous aura fait plaisir.

Mais cet homme si soucieux de respecter les faits et même de les rétablir, ne s’est-il donc jamais autorisé, au moins une fois, une petite, une toute petite fake news, juste pour voir comment ça fait de manipuler les autres ? Si. Une fois. La tentation était sans doute trop forte. En 1953, il se lance dans la rédaction de la première biographie officielle du créateur des bateaux-mouches(33), ces embarcations qui remontent le fil de la Seine, emmenant avec eux, aux temps héroïques de la RTF, toutes sortes de starlettes dans cet espace, mouvant mais stable, romantique autant que touristique, qui seyait bien au matériel encombrant des reporters de ces années-là. Ah ! Que de vedettes de la politique et du show-business ont répondu aux questions évanescentes d’un stagiaire du journal télévisé sur un bateau-mouche en baillant aux corneilles… C’est donc Robert Escarpit qui se décide à publier le portrait du créateur de ces embarcations, un nommé Jean-Sébastien Mouche, bras droit du baron Haussmann -le grand transformateur de Paris au XIXème siècle-, promoteur des bateaux qui portent son nom et aussi d’une division de la police nationale appelée les « mouchards » (pas la plus sympathique).

La réalité, évidemment, est tout autre (et toute triste). « Le bateau-mouche est un type de navette utilisée pour le tourisme fluvial… La dénomination « Bateaux-Mouches » est une marque déposée et enregistrée depuis 1950 par la Compagnie des Bateaux-Mouches, sous les numéros 1092478 et 161120, pour désigner des services de promenades touristiques. » On en pleurerait presque.

Ainsi, dans cette affaire, l’écrivain Escarpit relevait le journaliste Robert de devoir faire profession de ne disserter que sur l’avéré et sur le tangible. Ce qui nous donne l’occasion de tirer au passage une jolie définition du singulier -et quelque peu inavouable- métier du professeur/éditorialiste avant que le soleil ne se lève. Il était donc un « mouchard », celui qui vous mouche d’une réplique meurtrière, une mouche du coche, un reporter ailé qui survole les nouvelles pour en tirer une des substances les plus précieuses au monde : la matière à sourire.

Jean-François Brieu

 

Notes.

(1) Brecht, Bertold. Ecrits sur le théâtre », Gallimard, Pléiade, Paris, 2000.

(2) George Gordon Byron (1788 – 1824) est le poète romantique anglais par excellence. Lire, à son propos : Escarpit Robert. « Lord Byron : un tempérament littéraire », Le Cercle du Livre, Paris, 1956.

(3) Byron, George Gordon. « Beppo – Histoire vénitienne », Editions Ligaran, Chalon-sur-Saone, 1988.

(4) -de- Marivaux, Pierre Carlet de Chamblain. « Les jeux de l’amour et du hasard », Le livre de Poche, Paris, 1994.

(5) Bourdieu, Pierre. « La Reproduction – Eléments pour une théorie du système d’enseignement », Editions de Minuit, collection Sens Commun, Paris, 1970.

(6) McLuhan, Marshall. « Understanding Media : The Extension of Man », Editions McGraw-Hill, New York City, 1964.

(7) -de- Beauvoir, Simone. « Les Mandarins », Gallimard, Paris, 1954.

(8) Genet, Jean. « Les Paravents », Le Livre de Poche, Paris, 2000.

(9) Escarpit, Robert. « Les harmonies naturelles », in Le Monde, 9 mai 1966.

(10) Escarpit, Robert. « Le Ministricule : roman picaresque », Le Livre de Poche, Paris, 1976.

(11) L’histoire des « plombiers du Canard Enchaîné » commence quand l’administrateur du journal récupère sa voiture, près des locaux de l’hebdomadaire, dans la soirée du 3 décembre 1973, et aperçoit de la lumière dans les bureaux. Devant l’entrée, il repère deux faux agents de la paix -mais policiers authentiques- munis de talkies-walkies, les téléphones portables de l’époque. A l’étage, deux « plombiers » se livrent à une curieuse manière de canaliser les fuites (d’eau ?..) : ils installent du matériel d’écoute. La suite révélera que ce sont en fait des petites mains pas très discrètes du SDECE, le service du contre-espionnage de l’Etat français. Petits trous dans un mur, mais grosse faille dans la crédibilité du personnel politique de l’époque.

(12) Escarpit, Robert. « Micros et coin-coin », in Le Monde, 6 décembre 1973.

(13) Hubert Beuve-Méry (1902- 1989), directeur du journal Le Monde, de 1944 à 1969. Parallélisme des destinées : c’est le général de Gaulle qui appelle Beuve-Méry, en 1944, pour qu’il crée le quotidien « de référence ». Beuve-Méry prend sa retraite, en 1969, six mois après que le général a donné sa démission de ses fonctions de président de la République.

(14) Vaillant, Alain. « La civilisation du rire », Editions du CNRS, Paris, 2016.

(15) Escarpit, Robert. « La clé du champ de tir », in Le Monde, 23 mars 1954.

(16) Riesman, David. « The Lonely Crowd », Yale University Press, New Haven, 1950.

Baudrillard, Jean. « La Société de consommation – Ses mythes et ses structures. », Editions Le Point de la question, Paris, 1970.

(17) L’écrivain Raymond Guérin (1905 – 1955) partage son travail entre « Fictions », « Confessions » et « Mythes ». Il fonde La Revue Libre à Bordeaux en 1927.

(18) Jacques Lemarchand (1908 – 1974) collabore à La Revue Libre de Raymond Guérin, dès 1927. Après-guerre, il est critique dramatique du journal d’Albert Camus Combat. Il collabore à la revue de la NRF, publie chez Gallimard et devient critique au Figaro.

(19) Beckett, Samuel. « Fin de partie », Editions de Minuit, Paris, 1957.

(20) Perec, Georges. « Les Choses – Une histoire des années soixante », Editions Juliard, Paris, 1965. Prix Renaudot.

(21) Souchon, Alain. « Foule sentimentale », chanson extraite de l’album « C’est déjà ça », Virgin, 1993.

(22) Barthes, Roland. « Mythologies », Editions du Seuil, Paris, 1957.

(23) Escarpit, Robert. « Coca-colonisation », in Le Monde, 23 novembre 1949.

(24) Escarpit, Robert. « Le boeuf émissaire », in Le Monde, 4 mai 1951.

(25) Charles Du Bos (1882 – 1939) est critique et romancier, membre du Club littéraire des « Longues Moustaches » (1908 -1911). Il publie de nombreux essais sur Claudel, Duhamel, Constant, Valéry, Jules Renard…

(26) Ministre à plusieurs reprises, Félix Gaillard sera l’avant-dernier président du Conseil de la IVe République, de novembre 1957 à avril 1958. Douze ans après le naufrage du régime, il disparaît en mer -on n’ose écrire « à son tour »- au large de Jersey.

(27) Escarpit, Robert. « Le mythe vrai », in Le Monde, 4 septembre 1957.

(28) Huxley, Aldous. « Brave New World », Editions Chatto & Windus, Londres, 1932.

(29) Bergson, Henri. « Le rire : essai sur la signification du comique », Editions Félix Alcan, Paris, 1900.

(30) Escarpit, Robert. « Vases communicants », in Le Monde, 22 mars 1972.

(31) L’auteur fait ici allusion au « Référendum sur l’élargissement des Communautés européennes » qui devait permettre à l’Irlande, au Danemark et, surtout, à la Grande-Bretagne d’entrer dans l’Europe -45 ans plus tard, tout est à recommencer-. Oui à 69, 32%, mais 39, 76% d’abstention.

(32) Escarpit, Robert. « Le moui et le bof », in Le Monde, 25 avril 1972.

(33) Par un beau jour de promenade en bord de Seine, le linguiste Albert Dauzat s’avise d’une faute d’orthographe sur un panneau de la compagnie des « Bateaux-mouche »… sans « s », contrevenant ainsi à une règle d’accord élémentaire. A quelques jours de là, François-Albert Buisson, le secrétaire perpétuel de l’Académie des Sciences morales et politiques, tombe sur la même pancarte et décide de jouer un tour à son ami Dauzat qui, entretemps, a signalé la faute d’orthographe à qui de droit. Non, M. Dauzat, « bateaux-mouche » n’est pas une faute, car Mouche est, en fait, un nom propre. Il reste maintenant à donner corps et vie à M. Mouche. C’est un troisième larron nommé Robert Escarpit qui entre alors dans la danse et rédige la biographie de Jean-Sébastien, le saint-patron des « mouchards ». Le texte paraît le 1er avril (comme par hasard) 1953.

 

Lire aussi sur notre sujet :

Escarpit, Robert. « L’humour », Editions des Presses Universitaires de France, collection « Que sais-je ? », Paris, 1960.

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