Leçon d’écriture

C’était un monsieur de petite taille, avec des lunettes perchées au-dessus du crâne et des touffes de cheveux qui semblaient battre de l’aile au-dessus des oreilles, de chaque côté du visage, comme deux rameaux de plumes. Dans la salle où il officiait, on s’installait bruyamment, puis il prenait la parole. Il venait de Paris et nous non. Il avait parcouru la terre entière et nous non. Il avait vécu aux Amériques et nous non. Il avait mangé des serpents en Chine, siphonné des boîtes de conserve périmées à Oulan-Bator et gobé des œufs de dragon sur l’Île de Pâques et nous non. On l’interviewait à la télé et nous non. Il était le scénariste de BD le plus célèbre de sa génération et nous étions là pour apprendre à écrire.
 
Mais il n’avait pas besoin de rappeler tout cela pour que nous l’écoutions : nous en savions assez sur son CV de baroudeur serré dans cet éternel veston sans manche bourré de paquets de cigarettes pour qu’on se tienne à carreau. Il prenait la parole et nous étions attentifs parce qu’il nous semblait venir de Mars. Il nous apprenait qu’on allait devoir écrire une nouvelle de fiction d’un minimum de vingt pages, qu’on n’aurait qu’une semaine pour nous exécuter et que les œuvres non abouties à temps s’en iraient directement rejoindre la poubelle sans passer par la case correction. On avait beau ouvrir les écoutilles, c’était un discours trop grand, trop inhabituel, trop provocateur, trop marrant et trop grave pour que tout rentre d’un seul coup dans nos petites cervelles qui n’étaient remplies en gros que de trois cinéastes, deux écrivains, un peintre et un disque de musique pop. Et lui nous expliquait ce que c’était que la fiction. Et nous, on apprenait que la fiction, c’était une maladie grave, une hypertrophie de l’intelligence, une graisse inexplicable et invisible qui vous collait à la peau durant toute votre vie. Et il nous faisait entrer ça dans le crâne à coups de Borges, de Léo Mallet, de John Coltrane, d’Albert Ayler, de Terry Riley, de Douglas Sirk, de romans londoniens et de peintures new-yorkaises.
 
On se disait qu’il savait tout par cœur et que si on avait le malheur de pomper discrètement une poignée de paragraphes signés d’un scribouilleur publié à compte d’auteur, il s’en apercevrait immédiatement. « C’est ça le charisme, mon gars », me soufflait un jour un copain de classe. Eh oui, le charisme, effectivement, c’était ça. Et ça en jetait jusque sur nos jeans.
 
Alors, on rentrait chez nous avec ce tsunami de références, qui coinçait méchamment dans les tuyaux mal connectés de nos neurones ; et cette voix de Parigot jovial, qui battait à nos tempes, nous semblait à la fois amicale et remplie de menaces. Alors, de gré ou de force, on le crachait le texte, on en était malade, et on le rendait en temps et heure, pâles et manquant de sommeil, un peu morveux, un peu tremblants. Il se passait une quinzaine de jours sans qu’on ait de nouvelles de cette prose, le temps que le boss la déchire de ses griffes acérées comme le couteau d’un héros de manga. Dans cet entre-deux inquiétant, on le retrouvait en cours, et le sabbat diurne des recommandations de livres, de disques, de films, d’expos, de festivals, de concerts, de gravures et même, un jour, de combat de boxe, reprenait de plus belle. Alors, satisfait de nous voir tous étendus les bras en croix par terre, n’en pouvant plus d’essayer d’être plus malins que notre âge, il s’échappait de la salle, dévalait le couloir, allumait une clope et s’isolait dans la salle de théâtre, où il jouait du piano.
 
Il n’adoptait pas la stratégie plutôt lâche de la plupart des enseignants à l’instant de la remise des copies. Il ne posait pas la liasse sur un coin de table avec recommandation, pour chacun d’entre nous, de récupérer son petit tas de talent introuvable et de se débrouiller avec la note pitoyable et les annotations furax. Pas du tout. Seul dans un bureau étroit, il nous attendait de pied ferme. On y allait l’un après l’autre, comme si c’était jour d’exécution capitale dans un bled du Texas. On entrait. On s’asseyait à côté de lui (pas possible de faire autrement, il n’y avait qu’une chaise en dehors de la sienne ; la chaise électrique). Et là, tout en détruisant consciencieusement jusqu’à la dernière de nos phrases, il nous expliquait pourquoi.
 
Car Pierre Christin était un enseignant qui osait s’affronter à l’interrogation du pourquoi. En direct. A côté de l’élève. En temps réel. Il nous enrôlait dans une sorte de maïeutique, la sienne, le grand tourbillon intellectuel d’un fils de coiffeur de banlieue parisienne reçu à Sciences-Po et auteur d’une thèse sur « Le fait-divers, littérature du pauvre ». Et à ce moment-là, on ne faisait plus avec lui qu’un seul corps, qu’un seul esprit. Il montrait pourquoi la précision du terme déclenchait l’émotion ; à quoi sert le point-virgule ; pourquoi on ne fait pas rouler un personnage dans ce sens dans cette rue parce que c’est sens-interdit (il avait pris le temps de vérifier sur une carte). Il signalait qu’un ouvrier marocain ne peut pas s’exprimer comme un gérant de médiathèque, qu’une phrase longue peut déclencher une certaine lourdeur du temps qui passe, alors qu’une phrase hachurée peut emmener avec elle le lecteur dans l’action et lui couper le souffle. Il était intraitable sur la véracité du fait rapporté si on voulait faire dans le réalisme. Il disait qu’il y a plus de pharmacies dans un village de vieux que dans une ville nouvelle et qu’il faut intégrer cette donnée dans le récit. Il disait qu’un tiret n’a rien à voir avec une parenthèse. Il citait des exemples littéraires de tête (on se demandait même si certains n’étaient pas inventés sur le champ pour coller à sa démonstration. On le soupçonnait d’en être capable, le bougre).
 
Il parlait toujours avec cet accent de bistroquet de Belleville. Il était auteur, mais aussi compositeur de ses phrases. Il n’aimait pas parler ton sur ton. Il s’exprimait en bande dessinée, en fait. C’était sa langue. Il avait des images qui lui tombaient des lèvres, comme ses lunettes, parfois, quittaient son front pour lui retomber sur le nez.
 
On sortait de ces confrontations complètement vidés, sans trop savoir où on habitait tellement ça avait bombardé sévère. Et le pire, c’est que cet exercice que certains de ses collègues toujours aimables (et jaloux à en crever) qualifiaient de « gratuit » -on nous faisait prétendument perdre du temps à jouer au romancier- était la plus imparable, la plus irréfutable et la plus cinglante leçon de journalisme qu’on recevrait jamais. On apprenait à regarder, à écouter, à fouiller, à gratter, à se refuser l’autorisation du moindre verbe faible, de la moindre répétition. On avait appris qu’une faute de français, mentionnée exprès dans un contexte qui la commande, était la preuve d’une grande finesse de style. Mais que la même faute lâchée par ignorance, par mollesse d’intelligence et veulerie de volonté, était impardonnable.
 
Christin s’envole ces jours-ci pour le pays des trains qui n’ont pas besoin de partir pour arriver à l’heure, des romans qui ont perdu leur couverture, des disques rayés à force d’avoir été écoutés, des articles de presse qui s’acharnent sans y arriver à éponger le trop plein de folie du monde. Il donnera là-bas des leçons d’humour et de générosité. Ce qu’on appelle aussi une leçon d’écriture.

Jean-François Brieu
ancien enseignant à l’IJBA, diplômé 1973

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