La force de ses convictions

Au début de l’année 2020 à Angoulême, une excellente exposition honorait le « scénariste majeur qui a contribué à faire rentrer la bande dessinée dans l’âge adulte grâce à ses récits en prise avec les questionnements de son époque ». J’y étais. Admirative. Et c’est dans le parcours labyrinthique de cet hommage qu’est né le livre que vous avez entre les mains. Car j’ai pensé que les chefs-d’œuvre et les réalisations de Pierre Christin ne se résumaient pas à ses productions littéraires. C’est moins connu de ses lecteurs mais il a aussi consacré une grande partie de sa vie, de son intelligence et de son énergie à la création et au développement d’une école de journalisme à Bordeaux. Et puisqu’il aime les histoires, je l’ai convaincu qu’il était temps de raconter celle-là.
Je n’ai pas été déçue. Car s’il expose ici, avec sa faconde et ses qualités de narrateur, le récit des fondations de cette improbable réussite, c’est aussi toute une époque, pas si lointaine, qui revit dans son propos et nous invite à mesurer le chemin parcouru par les médias, les journalistes et, dans une moindre mesure, les universités.
Tout commence avec un autre homme : Robert Escarpit. Un mandarin rouge, talentueux et visionnaire qui, dans les années 1960, s’engueule sévèrement avec le ministre de l’Éducation nationale de l’époque, Christian Fouchet, et lui arrache, lors d’un dîner, crédits et postes pour ouvrir à Bordeaux un Institut Universitaire de Technologie (IUT) dévolu à l’enseignement des métiers de l’information et à ceux de l’animation socio-culturelle. C’est une première. Les IUT sont jusque-là des structures avant tout destinées à combler les carences de l’industrie et de l’économie françaises en cadres moyens dans les métiers du secteur secondaire : mécanique, électronique… Mais Robert Escarpit est convaincu qu’existe là un dispositif de formation mieux doté que les premiers cycles universitaires, qui pourrait accueillir des étudiants littéraires et leur offrir enfin les débouchés que les grandes universités littéraires s’obstinent à ignorer. Ses billets quotidiens en une du journal Le Monde lui confèrent une arme de négociation imparable. Il s’en sert et pense même qu’il va « couillonner Fouchet » et que les diplômés de cet IUT tertiaire poursuivront leurs études à la faculté des lettres dans des deuxième et troisième cycles dont il organise soigneusement l’installation.
En 1967, il recrute profs et agents administratifs à tour de bras. Des militants du Parti communiste dont il est un fidèle compagnon de route, des filles et fils d’amis et de connaissances, des femmes de sa famille et… un jeune homme descendu du train de Paris qui n’a pas vraiment les qualifications exigées à l’université mais dont il pressent, après un rendez-vous d’une poignée de minutes dans son bureau, qu’il pourrait faire l’affaire pour ce qu’on appelle alors l’option journalisme. Voilà Pierre Christin embarqué dans ce projet dont il partage les valeurs. Lui aussi est convaincu que les facultés de Lettres foncent imperturbablement dans le mur. Ses origines modestes ont enraciné en lui la conviction que la démocratisation de l’enseignement est une priorité. Un séjour à l’université américaine de Salt Lake City lui a prouvé que des cours de journalisme en petits groupes sont possibles et que les campus universitaires peuvent y développer des journaux d’information, excellents terrains d’application des contenus de cours. Enfin un boulot alimentaire à l’École Française des Attachés de Presse (EFAP) l’a amené à faire ses premières armes et à créer un cours de « Panorama de la presse » qui marche du feu de Dieu.
Voilà Pierre Christin déambulant dans le Bordeaux gris et sale de l’époque mais tombant sous le charme de ces cargos amarrés en pleine ville et même de cet accent qu’il entend pour la première fois. Dans la file d’attente des inscriptions à l’université qui piétine dans le hall d’accueil d’un vieux bâtiment, accompagné d’Escarpit pipe à la bouche et béret sur la tête, il convainc une bonne vingtaine de jeunes gens et de jeunes filles de choisir cette nouvelle formation qui s’annonce prometteuse au vu des équipements qui déboulent : une rotative offset, un studio radio, un studio télé. Dans la salle des moulages antiques de la vieille fac de lettres le bruit du téléscripteur détonne.
Mais les événements inattendus bousculent aussi les écoles de journalisme. Mai 1968 survient et l’atmosphère se tend. Au rectorat on s’inquiète d’un journal de campus hors de contrôle, les affrontements verbaux et les contentieux idéologiques entre communistes et gauchistes s’accumulent et se dramatisent raidissant les positions. La petite formation au journalisme, exilée loin du centre-ville sur un campus sinistre, méprisée par les universitaires et les deux grandes écoles privées du nord de la France, peine à s’imposer auprès des professionnels et des entreprises. Tout est difficile : batailler avec les enseignants des matières dites fondamentales qui ne veulent aucune concession à l’apprentissage d’un métier, organiser un emploi du temps cohérent dans des plages de temps très limitées, recruter des journalistes pour enseigner, trouver des stages pour les étudiants dans des entreprises de presse qui ignorent tout de cet IUT de journalisme… Les dix premières années ne sont ponctuées que de conflits, de disettes et de galères.

Les étudiants n’en ont cure. Ravis d’échapper aux cours magistraux des facs qu’ils ont fuis ou que leurs vieux copains leur racontent effondrés ou goguenards, ils s’investissent avec enthousiasme dans des promotions très variées dans leur composition mais très soudées et plutôt joyeuses. À peine sortis de l’école ils lui témoignent fidélité et en deviennent les meilleurs ambassadeurs en en vantant les mérites, signalant des stages ou des emplois à pourvoir, transmettant au responsable ad hoc un dossier sur la taxe d’apprentissage… De distant, l’accueil dans les entreprises de presse devient plus attentif.

Et au tournant des années 1980, dans un contexte de stabilisation politique nationale et institutionnelle, l’école de journalisme de Bordeaux marche plus solidement sur deux pieds. La presse locale se développe sur tous les supports : écrit, télé et radio. Ça tombe bien : l’IUT de Bordeaux recrute avant tout des provinciaux qui repartent irriguer leurs territoires dans toute la France avant, pour quelques-uns d’entre eux, d’intégrer des rédactions nationales. La profession se féminise aussi, aidée en cela par l’attention particulière portée à la mixité dans le recrutement des promotions. Et une pédagogie innovante a fait ses preuves qui restera le socle et la marque de fabrique de l’école de journalisme de Bordeaux.

Il est temps de songer à l’avenir. Pierre Christin adoube Édith Rémond aux responsabilités en 1986. Et trois ans plus tard la petite équipe des permanents de ce qu’on appelle encore l’option journalisme s’embarque dans un projet de déménagement au centre-ville pour quitter ce campus délétère, s’installer au plus près des lieux de vie, aménager des espaces de formation adaptés à ses pratiques, s’ouvrir au public et au monde… Malgré des soutiens de poids – l’action publique en France étant ce qu’elle est – il faudra douze années de hauts et de bas, de manœuvres et d’opérations de com’, pour que la formation au journalisme emménage enfin dans un bâtiment dédié à ses usages, à deux pas de la gare ferroviaire, au plus près du quartier populaire de la ville et de belles institutions culturelles. À sa place enfin ! Et la voie de contournement créée avec le bâtiment est baptisée Rue Jacques Ellul en hommage à ce grand philosophe bordelais qui croisa quelquefois le fer avec Robert Escarpit mais surtout théorisa une pensée innovante et visionnaire sur la technique, enjeu du siècle.

Lorsque la formation bordelaise intègre ses locaux flambant neuf, le métier de journaliste et la composition de la profession n’ont plus grand-chose à voir avec le paysage des années 1960. Le métier de plume et d’écrivaillons a été rattrapé comme tant d’autres par la technique : informatique, betacam, mais aussi techniques d’interview, techniques d’enquête, techniques de vérification des faits, etc. Et alors que le nombre de journalistes a plus que triplé, le niveau de formation des professionnels a bondi : on est passé de deux-tiers de bacheliers à deux tiers de titulaires d’une licence. La commission qui agrée les formations exige des cursus de deux années minimums rayant d’un trait de plume les années spéciales qui, au sein des IUT, forts de leur diplôme d’enseignement supérieur, ne suivaient que les enseignements professionnels et étaient diplômés en un an. Le ministère de l’enseignement supérieur concocte une réforme, dite LMD, qui enterre le DEUG, diplôme universitaire à Bac +2. Les IUT qui rêvent depuis longtemps d’une troisième année en profitent pour créer en leur sein des licences. Mais à l’IUT de journalisme de Bordeaux on pense qu’il faut à nouveau s’inscrire dans l’avenir et que ces circonstances plaident pour un saut plus important dans l’échelle des diplômes et des qualifications. Un projet de master de journalisme est développé au sein d’un institut autonome, l’Institut de Journalisme de Bordeaux Aquitaine (IJBA). Il faut convaincre les professionnels, les employeurs, les anciens élèves, l’IUT que nous devons quitter, l’université qui nous soupçonne d’ambitions démesurées et le ministère de l’Enseignement supérieur qui n’a « jamais vu ça ».
Mais nos convictions solidement chevillées dans notre histoire emportent le morceau et l’IJBA est créé en 2006. Avec la même ambition que l’IUT de 1967 : permettre à des jeunes femmes et des jeunes hommes d’accéder à ce métier auquel ils aspirent alors que leur origine sociale ne les aide en rien dans ce projet. Et construire pour eux une formation exigeante et de qualité qui vise à l’opérationnalité sans faire l’économie d’une réflexion sur la place et le rôle des médias.

Édith Rémond
Ancienne directrice de l’école, diplômée 1971

(Préface de « Journalisme, l’école de Bordeaux », Entretiens de Pierre Christin avec Édith Rémond, Ed. Le Bord de l’eau, 144 p., 15 euros)

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