« Un journal travaille pour l’intérêt général »
Du 20 au 25 novembre, les étudiants de l’Institut de Presse et des Sciences de l’Information de Tunis étaient en formation à Bordeaux. Rédacteur en chef du quotidien francophone Le Temps, Manoubi Marouki est un de leurs enseignants. Témoin et acteur de la rénovation du paysage médiatique, il revient sur les défis auxquels les médias tunisiens sont confrontés et les principes qu’ils devront appliquer pour parvenir à un « journalisme de qualité ».
Depuis l’attentat contre un bus de la garde présidentielle le 24 novembre 2015, l’état d’urgence est en vigueur. Le Comité pour la Protection des Journalistes (CPJ) s’est alarmé d’une nouvelle législation qui pouvait « être utilisée abusivement pour réduire les médias au silence ». Aujourd’hui, le Syndicat National des Journalistes Tunisiens (SNJT) s’inquiète de la restriction des libertés des journalistes. Quel bilan tirez-vous de ces années de transition ?
Le cadre législatif n’a pas empêché les journalistes de faire leur travail. Nous avons un observatoire au sein du syndicat qui signale toutes les violences contre les journalistes. Un grand nombre d’entre elles sont le fait de la police. Quand Ennahda a pris le pouvoir en 2012-2013, le mouvement islamiste a engagé 4 000 policiers et infiltré les ministères de l’Intérieur et de la Justice. Cette infiltration a engendré des excès de la part de la police qui empêche parfois les journalistes de faire leur travail. Nous ne sommes pas encore dans une situation où les journalistes peuvent travailler librement. C’est l’instabilité politique en Tunisie qui fait qu’il y a encore des dérapages. Il faut reconnaître aujourd’hui que ce n’est plus comme avant, lorsque la liberté se payait cher. La multiplication des médias en est la preuve. Nous pouvons comprendre cet élan parce que les gens étaient assoiffés de liberté. Mais il reste beaucoup à faire sur le plan de la pratique journalistique. Il faut désormais rectifier le tir pour arriver au journalisme de qualité. Ce qui implique, entre autres, de respecter certains principes élémentaires.
En 2011, les Tunisiens se saisissent des réseaux sociaux, tels Facebook et Twitter, ainsi que des blogs comme Nawaat, qui ont participé à l’organisation de la révolte tunisienne et à la diffusion de l’information. Aujourd’hui, face au développement du « tous journalistes », comment les médias traditionnels s’organisent-ils pour défendre leur crédibilité ?
On se défend par son professionnalisme. Par sa manière de travailler, d’informer, d’expliquer, de commenter et d’analyser. C’est vrai qu’il y a une course effrénée entre les sites, les blogs et les réseaux sociaux, tels que Facebook, et les moyens d’information classiques. Mais chacun a son rôle. Il y a une différence entre le fast-food et le mijoté. Il y a des sites en quête de buzz, de publicités et de clics. Dernièrement, un journal numérique a publié une information au sujet du gouverneur de Tataouine qui se serait fait contrôler par un policier alors que l’information datait de 2015. Une information réchauffée qui a été diffusée par beaucoup d’autres médias. Comment peut-on reprendre une information sans la vérifier ? Ce n’est pas possible ! C’est le minimum : il faut vérifier l’information, recouper les sources. On le dit, on le répète, même pour les professionnels qui parfois en oublient certaines règles. Contrôler une information, c’est simple. Il suffit d’un coup de fil. Dans le cas d’espèce, au service de communication du gouvernorat, pour vérifier l’information. Finalement, les médias numériques aujourd’hui cherchent l’information rapide et font des raccourcis pour le lecteur. Mais le journaliste doit aider son lectorat ou son auditoire à mieux comprendre sans restreindre sa manière de penser. C’est au lecteur de se faire une opinion.
Vous êtes membre du Conseil de presse mis en place officiellement en avril 2017. Comment cet organisme d’autorégulation peut-il se prémunir contre l’ingérence de l’État dans son fonctionnement et celui des médias ?
Tous les médias sont concernés. C’est simple, pour être indépendant, il faut l’être financièrement. Nous avons créé une association de soutien au Conseil afin de bénéficier d’une subvention comme la loi le prévoit et d’un programme européen qui vient en aide au secteur public d’information. L’ancien régime n’a pas utilisé tous les journalistes, il a fait un choix. Aujourd’hui, une partie d’entre eux s’est retirée. Une autre s’est reconvertie.
Vous participez à la restructuration du journal Le Temps. Ce quotidien francophone est détenu majoritairement par l’État tunisien. Compte tenu de la transition démocratique qui s’opère au sein des médias, en quoi consiste votre mission ?
Au moment de la Révolution, j’avais conseillé à mes anciens collègues de La Presse (NDR : autre quotidien francophone public) de créer un Comité de rédaction, une nouvelle ligne éditoriale qui s’adapte à la nouvelle réalité. Aujourd’hui, c’est ce que l’on est en train de faire au journal Le Temps pour faire face à toute éventualité de vente. Les propriétaires du groupe ont lancé un appel d’offre. Il y a déjà un prétendant sérieux qui peut acheter dès demain. J’ai conseillé à mes confrères d’élaborer un cahier des charges, une charte rédactionnelle et une ligne éditoriale. La loi nous permet de profiter de la clause de conscience. À défaut, le nouveau propriétaire devra indemniser les journalistes lésés et cela lui coûterait les yeux de la tête ! Le respect de la ligne éditoriale et de la déontologie est primordial. Un journal travaille pour l’intérêt général.
Interview réalisé par Maud Charlet et Clément Billardello