« La prétention à l’objectivité produit de l’eau tiède par flots soporifiques »
Spécialiste de politique internationale, Bernard Guetta commence sa carrière au Nouvel Observateur. Il travaille par la suite pour Le Monde, prend la tête de L’Expansion puis du Nouvel Observateur jusqu’en 1999. C’est en devenant correspondant en Pologne qu’il décroche en 1981 le prix Albert-Londres. Il est aujourd’hui éditorialiste à L’Express, chroniqueur pour La Repubblica et, depuis 1991, on le retrouve dans la matinale de France Inter à 8h17 pour une chronique géopolitique.
Depuis plus de 40 ans, vous scrutez les soubresauts géopolitiques du monde. Le format de vos chroniques radio pour traiter de questions aussi complexes n’est-il pas une source permanente de frustration ? Le temps long cher à Fernand Braudel est-il compatible avec l’exigence d’instantanéité du traitement des évènements à la radio ?
Non, vous savez une chronique, c’est une idée, pas deux. Une idée développée sous de multiples facettes, qu’il faut essayer de formuler dès la première phrase ou le premier paragraphe. On devrait toujours y arriver, mais ce n’est pas toujours le cas. Trois minutes, trois mille signes, cela suffit.
Je ne crois pas qu’il y ait contradiction entre temps long et exigence d’instantanéité. L’idée doit amener à rappeler le temps long, à rappeler l’histoire, à réinscrire l’événement dans une continuité. La contradiction est apparente dans les termes mais ce n’est vraiment qu’une illusion d’optique.
Dans votre livre Le monde est mon métier, coécrit avec Jean Lacouture, vous rejetez la posture de la neutralité. Où situez-vous la limite entre l’expression d’un point de vue et la dérive subjective ?
Je ne considère pas du tout la subjectivité comme une dérive. Chaque observateur, chaque journaliste, appréhende un évènement à travers le prisme de ses propres expériences, de sa culture, ou de son milieu social et familial. Adopter une posture soi-disant objective est une plaisanterie. Cela conduit à propager et retransmettre la culture dominante du moment. Disons que cette prétention à l’objectivité produit de l’eau tiède par flots soporifiques. Quand bien même certains faits nous déplaisent, il convient de les relater tels qu’ils sont. Dans ce métier, l’honnêteté est une exigence absolue. Si un courant politique a notre sympathie, il ne faut pas le cacher. Dans les éditoriaux, le regard subjectif doit être revendiqué, il est présent dans les reportages. Deux reporters de culture différente ne verront pas la même scène de la même façon. Bien sûr, ils verront tous les deux qu’il faisait beau ou qu’il pleuvait. Mais prenons l’exemple d’une foule. L’un la verra comme une troupe inquiétante et détestable, l’autre comme follement sympathique et exubérante.
Quand on ouvre L’Humanité, on sait que c’est L’Humanité, on sait à quoi s’attendre, il n’y a pas tromperie sur la marchandise. Évidemment qu’une personne de droite ne va pas réagir de la même manière à un événement politique que quelqu’un ancré à gauche. Si tous les journaux se ressemblaient comme deux gouttes d’eau, ce serait bien embêtant et bien ennuyeux. Ils ont tendance à trop se ressembler en ce moment et je crains que ce soit une des raisons du recul de leurs ventes.
A la lecture de votre dialogue avec Jean Lacouture, on sent poindre votre admiration pour l’art de la conciliation. Dans votre chronique du 24 novembre 2017, intitulée Le moment français, vous faites l’éloge d’Emmanuel Macron. Une telle posture est-elle conciliable avec l’exercice de votre esprit critique à l’égard du Président de la République ?
Alors ça, c’est la plus belle bêtise qu’on puisse entendre en permanence et partout en ce moment ! Parce je dis que sur tel ou tel point le Président, ou le chef de l’opposition d’ailleurs, ont raison, je deviens un laquais du pouvoir ou de l’opposition. Non, absolument pas ! Je dis cela car je le pense ! Si je ne le dis pas, c’est là que je deviens malhonnête !
On a beaucoup reproché aux journalistes d’exacerber leur sympathie pour le candidat Macron, ou le président Macron. Quand bien-même un grand nombre d’entre eux témoignait cette sympathie, ce n’était jamais que le reflet de l’état de la société française à ce moment-là.
Interview réalisée par Lucie Carbajal et Pierre Billaud