Cher Pierre

Le premier exercice que vous nous aviez donné à l’IUT, année spéciale, c’était d’écrire un portrait de vous. « Ouah l’égo !». Opération réussie : cela avait pas mal déstabilisé notre petite promo qui venait de rejoindre Bordeaux. Le multipoche, les Weston, les lunettes sur le front ; Valerian, Partie de chasse, l’Homme qui fait le tour du monde, et qui annote les textes selon les codes correcteurs de l’imprimerie de Sud-Ouest ; sans oublier quelques obscénités bien calibrées. Il y avait matière.

Je n’avais pas avoué que j’avais un petit avantage. Je vous avais déjà rencontré quelques années plus tôt ; IRL*, comme on dit aujourd’hui, ailleurs que sur une couverture de BD. J’avais donc quelques infos d’avance. A l’époque, à Nancy, Olivier, votre fils, historien, avait fait sa thèse avec mon père, historien. Et moi, bon élève timide qui voulais devenir journaliste, je vous avais rencontré, vous le père d’Olivier, le prof de journalisme.
Pierre, Olivier, Pierre-Olivier : de quoi ravir n’importe quel psy.

Vous aviez fait comme avec tant d’autres, avant, et après – vous m’aviez écouté, rassuré, et gentiment conseillé de faire une école. « Parce qu’un bon élève ce n‘est pas forcément un bon journaliste, mon grand ». Peut-être que vous aviez parlé aussi du besoin de se « déniaiser » un peu. Résultat : j’avais été reçu aux concours. J’avais choisi l’IUT contre le CFJ. Vous en aviez été flatté. Et puis je vous avais choisi, comme tant d’autres jeunes, avant et après moi, comme un de mes pères intellectuels, à la fois mentor, guide et modèle. Plus tard, c’est devenu une longue amitié de 30 ans, même si j’ai gardé le vouvoiement.

C’était votre talent, avec Édith Rémond et toute l‘équipe de l’IUT : emmener des jeunes vers des horizons qu’ils n’avaient même pas osé imaginer. Vous m’aviez pris sous votre aile, challengé, relancé, consolé parfois. A votre manière, psy, vous l’étiez un peu, quand il s’agissait de convaincre de jeunes ruraux, boursiers, provinciaux et autres cabossés de la vie que oui, eux aussi pouvaient, avaient le droit, étaient légitimes de faire du journalisme comme les grands.
Ce qui vous n’empêchait pas de rajouter : « Psy, c’est quand même un métier de gonzesse ». Une phrase qui, même dans les années 1990, en énervait certain·es. C’était l’objectif.

Mais attention : pour devenir journalistes, vous disiez, il fallait avoir envie, une plume, du flair, de la niaque, de la chance, et être capable de bosser avec des bouts de ficelle et quelques bras cassés. Avant d’arriver à France Inter ou au bureau de l’AFP de Washington, il faudrait enquiller les journaux écoles, écumer les locales de Dax ou Agen, Niort, ou Estaing dans votre Aveyron bien-aimé. Bosser, ramer, recommencer. Les chiens écrasés, les amicales de boulistes, les portraits d’artisans, les faits divers – vous aimiez cela, parce que c’était la base du journalisme, avec toute son humanité. Et que vous aimiez les gens, une autre base du journalisme.

Il y avait vos héros, que vous aimiez partager : Escarpit, Simenon, Orwell, Bourdieu, Castoriadis, quelques polars anglais ou américains. Ces influences, vous en parliez dans un café bordelais, ou chez vous, devant un plat bien roboratif, genre pounti ou rôti sauce gribiche. Elles penchaient plutôt vers les contre-pouvoirs, la lutte contre les injustices, la défense des petits plus que des gros. Votre fascination pour les puissants était modérée, votre goût pour les pince-fesses réduit. Et votre détestation des Le Pen, Poujade et autre populisme, durable. Tout cela, je l’ai appris au fur et à mesure, mais cela se sentait dès le début. Je crois que je l’avais mis dans mon portrait de vous à l’IUT. Et cela m’a déniaisé.

On s’était trouvé des passions communes, plutôt rares : le goût pour les effigies de dictateurs, et chercher à comprendre le fonctionnement des pouvoirs autoritaires. Le gris du Bloc de l’Est, avec ses histoires à la John le Carré et ses blagues qui râpent. Les cartes postales et les cartes routières. Le jazz. Les promenades aux différents coins du monde (vous aviez pas mal d’avance) : delta du Danube, Mékong dans les deux sens, villes turques comme Trébizonde ou Karsk, Berlin à vélo, Bangui la Coquette en Centrafrique, la vallée des roses au Maroc, la vallée de la Truyère, etc. etc.
Vous en aviez fait des BD, j’en ai fait des documentaires et des Dessous des Cartes, émission qui forcément vous avait plu.

On en parlait en balade, en cherchant des girolles et des cèpes, une des rares choses à propos desquelles vous ne plaisantiez pas. On allait voir vos voisins paysans, on buvait un canon au zinc, on entrait dans une église oubliée. Et puis c’était l’heure du journal, sacro-sainte lecture quotidienne du Monde et de Libé, de A à Z.

On avait fait quelques tennis avec vos potes, Mézières, Juillard ou Bilal, mes héros de jeunesse. J’étais nul mais « c’est pas grave on manque d’un quatrième homme ».

Plus tard encore, le physique vous avait trahi. Plus de balades, plus de vélo, ça vous rendait dingue. Alors on avait fait des tours. Je conduisais votre « bagnole », comme vous disiez, et on allait revoir des coins que vous aimiez : Rouen et l’embouchure de la Seine, les écluses de la Marne, le plateau de Saclay devenu ville de SF, et dernièrement le Chemin des Dames. Au milieu des tranchées recouvertes par les bois, on avait écouté les oiseaux et senti le vent. C’était doux et calme.

Cet été, je suis allé au Groenland, puis voir les sources du Rhône, du Rhin et du Danube.
J’ai pensé à vous. Je suis sûr que vous auriez adoré.
Mais si ça se trouve, vous y aviez déjà été.

Bon vent, Pierrot. Vous allez nous manquer.

Pierre-Olivier François,
documentariste, diplômé 1995

*”in real life”.

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